3ème épisode
Thomas Gauthier : Un nouveau contrat social indispensable pour transformer les stations de ski ?
Pour ce troisième épisode du LaMA Project Podcast, nous sommes allés du côté des chercheurs, ces “producteurs de connaissance, de moyens compréhension” comme les définit notre invité. Thomas Gauthier est professeur à l’EM Lyon, spécialiste des futurs. Il forme ses étudiants à imaginer les avenirs utiles dans le monde des entreprises dans son cours “Futurs Durables”.. Sur la question des stations de ski spécifiquement, il a inauguré un nouveau cours, intitulé “Stratégies de haute altitude”. Il y démontre que l’une des clés pour la transformation indispensable des modèles économiques est la création de nouvelles coalitions. Explications.
Quels sont les résultats obtenus par les participants aux “stratégies de haute altitude” ?
Les étudiants arrivent à coproduire ensemble un diagnostic assez fin des jeux d’acteurs, des rapports de force, qui jalonnent les stations de montagne, confirmé par des experts que l’on auditionne semaine après semaine dans le cours. A la suite du diagnostic, ils imaginent des chemins de moindre résistance qui amènent les jeux d’acteur à se transformer, qui amènent les acteurs en position de domination à revoir à la baisse leur situation prépondérante pour une sorte de bien commun, pour préserver ne serait-ce que les conditions de vie et d’habitabilité de ces stations de montagne. Ce qui est donc produit dans le cours est une capacité de diagnostic, une capacité d’enquête afin d’imaginer ce que pourraient être les points de friction, les passages difficiles, les alliances inédites, les crises qui amèneraient les stations vers des formats tout à fait nouveaux pour l’avenir.
C’est quoi finalement la transition ?
La transition c’est la reconfiguration des jeux d’acteurs public privés internationaux etc… dans le but de produire des stations de montagne durablement fertiles. C’est le passage vers un nouveau format qui garantira aux acteurs qui veulent continuer à vivre en altitude de bénéficier de conditions fertiles pour mener à bien leur activité économique, tisser de nouveaux liens sociaux pour s’épanouir quels que que soient les modèles économiques qu’ils décideront de mettre en œuvre.
Comment fonctionne le modèle économique des stations de ski aujourd’hui et quelles sont les menaces pesant sur lui ?
Le modèle économique est bien sûr très largement orienté et configuré par l’activité ski alpin, les intentions d’aller vers les stations 4 saisons se heurtent au fait que l’activité hivernale représente l’immense majorité des revenus. Ce modèle continue de reposer presque intégralement sur l’or blanc avec peut être des frémissements qu’on commence à observer, des stations qui comme Métabief ont enclenché des virages qui peuvent paraître tout à fait déroutants pour des observateurs et observatrices qui ne regarderaient pas attentivement ce que font des stations de montagne, et qui pourraient augurer de ce que feraient d’autres stations dans les années à venir.
Ce qui parait compliqué aujourd’hui c’est de pouvoir justifier de nouveaux investissements en infrastructure, qui sont extrêmement coûteuses (remontées, hébergement) alors que la science indique qu’il est très probable que la disponibilité de la neige fraîche pourrait ne plus être au RDV à horizon 2030 2040 2060 en fonction de l’altitude où se trouve la station.
Donc on se retrouve avec un clash temporel entre le montant des investissements et le temps dont on pourra profiter des nouvelles constructions. Se pose alors la question comme ce fut le cas pour Métabief : est-ce que j’investis, je reconstruis, je mets à jour alors que la science indique qu’il faut jouer la voix de la prudence.
Ce qui se joue dans les territoires de montagne, comme dans d’autres activités, c’est que la puissance d’imagination des hommes se heurte au froid constat que la science nous oppose.
Comment déterminer si la transition est déjà en cours?
Pour pouvoir dire avec assurance qu’une transition est engagée, il faut pouvoir constater que plusieurs acteurs sont en mouvement et tissent peut être entre eux des liens nouveaux.
Il me semble que la transformation n’est pas juste l’affaire des exploitants de remontées mécaniques pour transformer la façon dont ils conçoivent et déploient leurs remontées mécaniques. Ça va être aussi l’affaire des commanditaires (publics privés) : est-ce qu’ils commencent à agir en fonction de nouveaux critères de choix qui vont dans le sens de cette transition ? Où en sont les responsables publiques et politiques, les régulateurs, qui peuvent agir par les cadres, les indicateurs qu’ils fixent donc on peut passer au crible ces objectifs de station ? Est-ce qu’ils nous indiquent que des transitions sont en cours de construction ?
Où en sont les chercheurs, qui aussi bien sur les écosystèmes naturels que sociaux sont des producteurs de connaissance, sont des producteurs de moyens de compréhension, est ce qu’ils sont mobilisés aujourd’hui par les stations pour comprendre les chemins de transitions ? Est-ce que l’on constate une transition en cours dans l’organisation et l’environnement du travail ?
La transition n’est plus l’affaire des grandes puissances d’hier mais de nouvelles coalitions.
Donc pour savoir si des transitions sont à l’œuvre j’irais enquêter et repérer des formes de coalitions qui soit réellement inter-acteurs et pas juste maîtrisée par un ou deux puissants d’hier qui chercheraient à devenir des puissants du futur.
Quelles sont les points de friction du déploiement de la transition ?
On est en train de sortir d’un vieux contrat social où les dirigeants, quels qu’ils soient, assoient leur légitimité sur leur capacité à produire des solutions toujours plus sophistiquées et complexes, toujours plus incompréhensibles pour le commun des mortels. Et ces solutions sont aussi toujours de plus en plus coûteuses en énergie, difficilement appropriables localement. Donc la transition démocratique et sociale va nécessiter qu’une nouvelle légitimité émerge basée sur les capacités de ces dirigeants, et dirigeantes, publics et privés, à proposer des solutions plus simples et plus locales. C’est à dire répondant à des enjeux définis et compris d’une certaine manière à Combloux, définis et compris d’une autre manière à Val d’Isère, définis et compris d’une autre manière au Grand Bornand.
Ce qui se joue aussi derrière ces oppositions frontales c’est que nous avons collectivement bâti une grande capacité de storytelling. Et là il va falloir acquérir une capacité encore plus importante de storylistening : savoir écouter l’histoire que nous raconte l’autre, et savoir renouer avec l’art de la controverse. Mais renouer avec l’art de la controverse c’est renouer aussi avec la confiance, ce celles et ceux qu’on connaît, qu’on pratique au quotidien.
Renouer du lien, recréer de la confiance, peut permettre de transformer les bases de la légitimité et permettre l’éclosion de nouvelles solutions plus simples, plus abordables et plus dignes de confiance pour les populations concernées.
Pourquoi étudier la transition des stations de ski, c’est réfléchir au monde d’après ?
Les stations de ski pour moi c’est le laboratoire du monde d’après. La science nous dit qu’elles sont à des altitudes et dans des lieux très soumis aux aléas climatiques, donc les formes de tension qu’on va très vraisemblablement subir ailleurs sur le territoire national, ailleurs en Europe et ailleurs dans le monde, les stations de ski les subissent déjà de façon plus violente. Les territoires de montagne sont véritablement aux avant-postes, ils vont probablement expérimenter des modes de faire-ensemble qui pourraient tout à fait trouver sens ailleurs.
Cette idée de repenser le contrat social devient absolument centrale car sans reconsidération du contrat social, il ne peut pas y avoir de redéfinition de la légitimité sur laquelle les dirigeants s‘appuient et sans redéfinition de cette légitimité il ne peut pas y avoir de transformation profonde et durable des modèles qui sont en vigueur aujourd’hui.
Quelles sont les mesures les plus urgentes à prendre ?
Pour recréer de la confiance il faut pouvoir y consacrer du temps. L’une de mes craintes est que, à mesure que notre mode de vie s’accélère, on a de moins en moins de capacité à infléchir sur notre destinée. On perd de vue notre capacité à agir sur le territoire et la confiance que nous pouvons avoir avec les autres acteurs de ce territoire. C’est d’ailleurs la suggestion d’une des coautrice du rapport au club de Rome de 1972, rapport qui revient régulièrement dans l’actualité.
Regagner de la confiance dans le système passera des moyens de ralentir son mode de fonctionnement pour créer des mécanismes de transition qui soient appropriables et qui ne soient pas toujours plus technicisés.
Renouer avec la lenteur pourrait être d’une extrême nécessité afin de penser calmement, de penser à plusieurs, les termes d’une transition. En l’absence de temps, je ne vois pas comment on peut approfondir le diagnostic et penser ensemble une manière d’organiser nos vies qui soit réellement durable. Donc finalement de la confiance et de la lenteur pour produire une forme délibérée et une forme apaisée de contrainte à ce qui est “notre volonté de puissance” (expression de Nietzsche).
Prendre du recul et mesurer le chemin parcouru pour parvenir à changer ?
Nous avons une forme de myopie par rapport au développement économique, qu’il s’agisse du développement en montagne ou ailleurs. Les professionnels des stations ont réussi à créer des conditions incroyables d’accueil en montagne. Le développement de ces stations, c’est 60 ans de progrès techniques, de progrès économiques et sociaux colossaux. C’est une petite parenthèse de 60 ans et celle-ci n’a été possible que grâce à une autre parenthèse ouverte il y a deux siècles : la parenthèse carbonée dont on sait qu’elle aura une fin. Par ailleurs, l’espèce humaine n’est sédentaire que depuis 12 000 ans, notre esprit, notre mode de fonctionnement sont le produit de centaines de milliers d’années d’évolution. Mais nos réflexes, nos émotions, nos désirs, eux, ne sont pas si éloignés de ceux de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs. La difficulté de cette transition est qu’on nous dit qu’elle doit être très rapide… Le défi est de taille pour trouver la trajectoire qui permette de faire la synthèse de ces différentes échelles de temps de façon apaisée et délibérée.
L’art, une solution pour un avenir possible ?
L’homme a toujours utilisé sa capacité à produire du beau pour canaliser sa volonté de puissance. Les montagnes seront des lieux d’expression artistiques qui vont permettre aux habitants et aux autres de mettre une limite à cette volonté de puissance qui, si elle s’exprime sans contrainte, pourrait nous jouer quelques tours.
Le numérique, un exemple à suivre en termes de formes d’organisation nouvelles ?
Dans le monde du numérique il y a des acteurs qui souhaitent co-construire des formes alternatives de numérique plus collaboratives, plus sobres, plus éthiques, des acteurs épaulés par une association à but non lucratif qui s’appelle la FING (Fondation Internet Nouvelle Génération https://fing.org) ont réussi à penser des modes de coalition (en combinant l’offre numérique, la commande numérique et les usages numériques.
Donc à plusieurs et soutenus par la commande publique, il est possible d’inventer d’autres modèles économiques alternatifs aux dominants. Pour les stations de ski, il est nécessaire de regrouper l’offre, la commande et les usages pour s’affranchir d’un futur officiel qu’on n’aurait pas choisi et dans lequel on n’aurait pas envie de vivre.